Il n’y aura jamais d’Autre que la lumière …

(Fragments)


. Comme à l’ordinaire, le premier demeure le sens, la lecture comme si l’immersion nonchalante et absolue ne suffisait pas, entraînait trop loin, dans des contrées incertaines.

Dès lors allons vers les cathédrales, ou plus exactement vers les fenêtres vertigineuses au delà des hommes que seules des montagnes de planches et d’étais rendaient accessibles. Mais surtout vers la matière et les formes qui les séparaient du monde et assuraient, en les filtrant, les rapports avec le réel, en des verres épais que cernaient la noirceur ésotérique de lignes de plomb. L’inaccessible menait alors, infailliblement à la méditation et à la prière puisque il disait aussi l’immuable, l’éternel. Nous les retrouvons ici en apparence, mais cette fois détachés, quasiment aériens, s’opposant par un léger frémissement, quand s’entrouvrent les portes, à la pesanteur un peu hiératique de ceux qui les ont un peu inspirés et surtout assignés à un autre destin, celui de l’éphémère et du passager, de ce que le temps, vite consumera.

Pour d’autres ce sont les linceuls joyeux des premiers siècles, en usage dans ces sociétés avant l’histoire, mélanésiennes, amérindiennes, ou d’îles dont on a oublié jusqu’au nom, en tout cas tissus bigarrés dans lesquels on enveloppait les corps avant de les confier à l’océan ou aux flammes, cette cérémonie s’accompagnant de chants où se disait le bonheur de celui qui commençait le long voyage vers l’infini et ses miracles.

. Faits pour l’instant, le passage, ils sont aussi le fruit d’un geste, d’une approche qui peut être lente ou brutale, de la confrontation que chaque plasticien entend mener, dans ce défi qu’il se lance, celui de l’équilibre instable entre la matière et la représentation. Mais cela est aussi de l’obscur, du véritable silence, rappelle le mutisme dans lequel Leonardo s’enfermait, brisant d’un coup le dialogue et les leçons avec ses apprentis et ses élèves, pour rejoindre ensuite la pénombre de l’atelier. Nous restons, rêvant, sur des rives.

Nous avons tout loisir, cependant, de contempler ces reflets, d’emprunter les sentiers de ce labyrinthe qui semble se dérober dès l’instant même où on y a pénétré, multipliant les faux semblants, les culs de sac, nous laissant seuls avec ses forêts ou ses abîmes. Plus rien n’existe, ne compte, que les bifurcations puis les allées et venues dans la matière faussement transparente de ces jardins suspendus.

A d’autres moments, au gré de la répétition des regards, surgit l’épaisseur. Comme un leurre énigmatique elle choisit d’occuper les deux espaces de la surface et de la profondeur. Dans le premier les signes se bousculent, se chevauchent, se font troupes, armées, pèlerins, solidaires dans une marche qui les mènera peut-être à accomplir leur destin. Dans le second ils trouvent le secret en se vouant à l’épaisseur, à la superposition, donc au masqué, au trésor ? Ce faisant ils appellent à un autre sens, celui qui passe ne peut plus se contenter de plans et de perspectives, de chatoiements, il doit laisser toute sa place au tactile, et, dans un geste un peu dérobé, en touchant, en effleurant, découvrir le sens des veines et des strates qui se confondent.

. Comme toujours il faut voir les compagnons et surtout comprendre qu’ils sont imaginaires, qu’ils sont avant tout en nous, que ce sont nos plaisirs, les traces de rencontres, assidues ou rapides qui vont faire notre lecture. Comment, ainsi, ne pas évoquer la figure de Lou-Sou-Che, qui révolutionna la calligraphie au 8ème siècle, sous les Tang, en introduisant l’usage de pigments, au détriment du seul noir de l’encre de Chine, dans les grands panneaux qu’il destinait aux temples, et qui finit lapidé par les tenants du classicisme ? Plus près, bien sur, les mouvements, provoqués ou saisis aux orées, de Michaux, l’éblouissement lumineux des noirs de Soulages, les papiers découpés du vieux Matisse replongé dans l’exubérance de la jeunesse… Ils cheminent donc avec les ombres, dans la diversité de nos désirs et de notre mémoire.

. Demeure, aussi provisoire, le lieu, ce lieu, où, entre vignes et garrigues, mûrissent les meilleurs étés. Jadis, y furent les moutons, puis il accueillit les fagots odorants, les prémices des grandes flambées de l’hiver. Et là il semble voir à l’œuvre de singulières taffetatières, aux mains déliées, ayant abandonné un moment la soie pour le papier, inscrivant leur art dans la légèreté de feuilles immenses, y tissant leurs brocards ou dessinant les motifs que là-bas, dans des ateliers ou des manufactures, les machines s’essaieront, en vain à reproduire.

. A travers les fenêtres que le temps a rendues opaques, dans l’entrebâillement de la porte que les vents font trembler, assoupis de lumière, les kakemonos bariolés de Nicole Morello scrutent les attentes, insolites mais familiers, généreux.


Jean-Pierre Piniès
Durban-Corbières août 2013